Dans certaines situations, la fuite est la plus sage des décisions. Mais certaines personnes sont difficiles à semer. En particulier dans un train… Et quand le sort s’acharne…
Ce soir, mon voisin est un homme d’une soixantaine d’années. Grand, tout en bras et en jambes, au teint pâle, crâne dégarni, filet de moustache, pantalon en velours côtelé marron, sous-pull violet, sans manches en laine, chemise rose pâle.
Après avoir feuilleté un magazine et un quotidien en se mouillant l’index d’un coup de langue à chaque fois qu’il tournait une page, il glisse un casque audio sur ses oreilles, incline son dossier et ferme les yeux…
J’ouvre mon livre et commence à lire lorsque sa tête se met à imprimer une série de « oui » et de « non », silencieux, en rythme… Ses mains jouant tantôt de la batterie et tantôt de la guitare. Par moment ses reins se cambrent, sa bouche se crispe, ses yeux se plissent sous l’effet d’un plaisir incontrôlable.
Un spectacle silencieux qui attire quelques regards désabusés.
Une femme trapue, pansue, grisonnante, hirsute, recouverte d’un immonde pull-over gris, crasseux passe une première fois, puis une deuxième et troisième fois. Elle s’arrête à notre niveau, les bras ballants, fascinée par le spectacle… Elle marmonne quelques mots en secouant la tête pour marquer sa désaprobation devant une attitude aussi puérile.
L’odeur qu’elle dégage est si forte que deux de nos voisins se lèvent en grimaçant et fuient vers l’avant du train comme si leurs vêtements venaient de prendre feu. Elle s’installe en face de moi, me lançant un regard glaçant alors qu’un haut-le-coeur déforme mon visage. Les yeux fermés l’homme poursuit ses gesticulations rythmiques.
Mes affaires sous le bras, je quitte mon siège en quête d’air plus respirable. Deux compartiments plus loin, je trouve deux places libres. Je m’assois. Lorsque je m’apprête à aspirer une grande bouffée d’oxygène quelqu’un se laisse choir lourdement à ma droite, dégageant une odeur pestilentielle.
Nos regards se croisent. Je souris bêtement en l’enjambant comme je peux prenant soin de ne pas la toucher. Je prends la direction de la première classe à l’avant du train avec madame sur les talons. Son regard détermine semble dire tu ne me sèmera pas…
Comme moi, elle attendra devant la porte, comme moi elle descendra à Belfort, sans bagage à 22 heures, sous une pluie battante.
Le train s’arrête. La porte s’ouvre, je me précipite vers les escaliers mécaniques, me faufile comme un voleur entre les passagers qui débarquent, les familles et les amis qui attendent, direction le parking et ma voiture sans toutefois oublier de jeter régulièrement un oeil par dessus mon épaule pour m’assurer que j’ai réussi à la semer.
Epilogue
Le jour suivant, au départ de Paris. Ma voisine est une jolie étudiante souriante. Le train est bondé. La fermeture des portes est imminente et le départ du TGV est annoncé. Une main se pose sur mon épaule, une voix féminine fort aimable me demande un stylo que je tends aussitôt par dessus mon épaule.
Elle me remercie avant d’ajouter :
Vous n’auriez pas une feuille de papier par hasard?
Pas de problème madame…
Elle me remercie à nouveau… Délicieuse.
Le train se met en route.
La femme dans mon dos se met a parler dans une langue étrange, de plus en plus vite et de plus en plus fort… Un discours qui se termine par un tonitruant : « Oh la putain ».
Je jette un oeil par dessus mon épaule. Le pull-over gris, immonde, difforme, crasseux… je m’enfonce dans mon siège. Près à passer en mode respiration de survie…
Une main aux ongles vernis de crasse, à la peau tannée par soleil, le froid, la pluie et le manque de soins, glisse mon stylo sous mon nez…
Merci…
Elle se tient à ma droite, souriante. La pluie de la veille semble avoir atténué l’odeur…
La jeune étudiante nous observe interloquée.
La femme lui demande si elle est certaine d’être à la bonne place. Je lui répond que oui avant que la jeune fille n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. La femme poursuit sa route.
Pendant deux heures, elle fera des allers et retours, tentant de trouver une place libre, fusillant les passagers qui croisent son regard, parlant et gesticulant dans différentes langues. A chaque passage, elle me gratifie d’un grand sourire complice.
Cela fait plus de trente ans qu’elle prend le train sans payer, m’expliqueront le chef de bord et sa collègue. On la croise et on la verbalise depuis des années sans vraiment savoir qui elle est, ni d’où elle vient… On sait seulement qu’il faut éviter de la chauffer, qu’elle a l’insulte et le coup de poing facile…et qu’elle est pupille de la nation donc quasi intouchable, terminent-ils.