Vendredi 2 mai.
Train 6070 de 19 h 23
On fait parfois d’étranges choix aux conséquences insoupçonnables. Ce jour-là, au lieu de m’installer en Voiture 8, où j’ai une place réservée, je remonte le train jusqu’à la voiture 5. Il est 19 h 19, je jette mon dévolu sur deux espaces carrés libres. A quelques minutes du départ, l’éventualité que huit personnes débarquent en réclamant leurs places est quasi nul.
19 h 23, le contrôleur annonce un retard d’une dizaine de minutes. « Un problème avec individu récalcitrant sans billet et agressif en voiture bar, m’explique une contrôleuse. La police doit venir le cueillir et après on décolle, » précise-t-elle.
19 h 30 Une jeune femme débarque à bout de souffle avec une valise à roulette et une poussette. Elle demande si le train va à Dijon.
La contrôleuse lui fait savoir qu’elle a doublement de la chance, le train est en retard et le monsieur (moi) va se faire une joie de l’aider à s’installer. Je me saisis de sa valise, la dépose dans le porte-bagage. Je suis à peine de retour à ma place que je me retrouve avec un bébé de douze mois dans les bras qui s’y blottit en tirant fiévreusement sur sa tétine.
La jeune femme disparaît le téléphone collé à l’oreille. Le train démarre, la petite me sourit, joue avec ma barbe, en douceur et sans me quitter des yeux.
La présence du sac à main de la jeune maman sur la banquette me rassure.
Une quinzaine de minutes passent, je commence à me demander comment je vais expliquer que je me suis retrouvé avec un bébé et les bagages d’une jeune fille que je ne connais pas… Elle arrive enfin avec un thé glacé dans les mains et son téléphone toujours à l’oreille.
Elle me remercie. Prend son bébé dans les bras. Son maquillage a coulé sur ses joues. Elle semble ailleurs. Perdue. Bizarre. Elle me demande si Alona a été gentille.
Adorable…
Vraiment ? Oh non, Alona, dit-elle. C’est pas vrais… Faut que je change ta couche…
Elle se lève et part avec la petite sous le bras, à la recherche d’un endroit ou la changer.
Elle est de retour 10 minutes plus tard, tenant la petite d’une main, de l’autre son téléphone a l’oreille. « Allo, maman ? C’est moi, Yasmina. Je suis dans le train. J’arrive à Dijon ce soir…. (silence) Bien sûr qu’Alona est avec moi. Je ne pouvais pas la laisser toute seule… (Silence, des larmes imbibées de rimmel perlent sur ses joues)… Il est en déplacement. Silence, elle s’essuie et se mouche). Non maman, il ne pouvait pas s’en occuper… (silence) Comment va papa ? (Silence) Oh non. Il est à l’hôpital. Alors je ne pourrai pas le voir ce soir ? Pourquoi tu ne m’as pas dit qu’il avait ce cancer ? Allo, allo, maman…
Je lui propose de prendre sa fille et de finir de lui donner à manger… La petite me tend les bras en souriant.
Merci. Mon père est en train de mourir… Elle pleure. Personne ne m’avait dit qu’il avait un cancer… C’est dur. Alona n’a jamais vu son grand-père. Je vais à Dijon pour le voir une dernière fois.
Je ne sais pas quoi dire. J’écoute. La petite, songeuse, joue à nouveau avec ma barbe qu’elle entortille au bout de ses petits doigts.
Un cancer des poumons. Mon père fumait beaucoup, poursuit-elle. Cela ne pardonne pas… Alona vous apprécie. On dirait que vous avez l’habitude…
Elle est adorable et mimi comme tout. J’en ai eu cinq. La plus âgée doit avoir votre âge et le plus jeune, cinq ans. Alona, c’est joli comme nom…
C’est juif…. Le père d’Alona est Juif tunisien par son père, russe par sa mère. Je suis d’origine marocaine et musulmane.
C’est beau, mais c’est rare…
Effectivement, mais pas facile à vivre au quotidien. La preuve, nos deux familles refusent de nous voir. Lorsque j’ai appris que mon père était en train de mourir, j’ai décidé sur un coup de tête d’aller le voir, de lui présenter sa petite-fille. On verra ce qui se passera. Ma mère m’a dit qu’elle lui manquait…
toujours aussi bien raconté, je savoure. merci 😉
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Superbe témoignage !
Il aurait bien mérité un article dans le journal, que fait le rédac’ chef ?
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Merci beaucoup!
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